Faisant suite à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951), la Cour de justice de l’Union européenne a été accueillie dans différents bâtiments, répartis sur un même site. Ces derniers ont évolués, par plusieurs extensions ou créations d’annexes, au fur et à mesure que s’élargissait la Communauté européenne et les besoins de la Cour.
En 1996, alors que l’Europe regroupe 15 pays, le Grand-Duché de Luxembourg et son Ministère des Travaux publics lancent un concours pour une quatrième extension de la Cour. Dominique Perrault remporte le concours, en association avec l’agence luxembourgeoise Paczowski & Fritsch, en développant trois hypothèses spatiales différentes : “l’Étui”, “l’Écran” et “l’Anneau”. C’est cette dernière hypothèse qui sera choisie. La quatrième extension, mettant en valeur le paysage architectural qui existait aux origines, multiplie la surface de la Cour par trois (celle-ci passant de 50 000 à 150 000 m2) avec la construction de deux tours, un anneau de bureaux entourant le Palais de justice d’origine réhabilité, ainsi qu’une grande galerie de liaison transformant l’ensemble des entités éparses de la CJUE en un tout cohérent et connecté à la ville et au quartier européen du plateau de Kirchberg.
« Deux tours de 24 étages signalent sur le plateau du Kirchberg, à bonne distance du centre ancien de la ville de Luxembourg, ce nouveau palais qui allonge ses façades mordorées sur 600 mètres de long et s’ouvre désormais sur un immense parvis. Quand on s’approche, sur cette acropole européenne, du nouveau palais de justice, on perçoit comment l’architecture, soulignée par de fortes structures de métal noir, joue une partition classique de colonnes et de portiques, avec une écriture parfaitement contemporaine et aérienne: par le jeu maîtrisé des vides, par des escaliers ajourés et des transparences multiples, selon un parcours incitatif plutôt qu’impératif, elle conduit celui qui entre ici à éprouver la majesté du lieu sans en être écrasé.
Loin des statuaires imposantes et des colonnades néoclassiques dont le XIXe siècle a su habiller les temples du droit, la CJCE s’installe sans ambiguïté dans le XXIe siècle, grâce à un édifice parfaitement contemporain qui accepte en son centre le témoin de sa propre histoire, c'est-à-dire le premier bâtiment construit en 1973, "exemple unique d’architecture métallique de cette qualité en Europe", souligne Dominique Perrault. Elle l’entoure, le magnifie et se déploie, à l’image d’une Europe qui s’est élargie, agrandie et qui cherche son unité.
Luminaire elliptique
Dans leur nouvelle agence-loft du faubourg Saint-Antoine, à Paris, les 70 architectes qui œuvrent pour DPA affirment la cohérence et la maîtrise de leurs choix. L’apport artistique y joue son rôle, notamment à travers la mission que mène Gaëlle Lauriot-Prévost, responsable du dessin des mobiliers, de la conception des systèmes d’éclairage, des aménagements intérieurs, dans tous les projets. […] C’est elle qui a dessiné, pour Luxembourg, le majestueux luminaire elliptique qui accueille dès l’entrée et donne, avec ses 22 mètres de largeur, l’échelle du lieu, à une distance exacte des parois du verre et du haut plafond. […]. Utilisés en très grandes dimensions comme parement, claustra, cloison-rideau, [les tissages métalliques] contribuent à anoblir l’espace en gardant une sobriété moderne. Parce que les juges voulaient la lumière du jour dans la grande salle d’audience et rester à l’abri des regards en même temps, a été conçu le majestueux baldaquin d’aluminium anodisé couleur bronze qui couronne et solennise la grande salle d’audience.
Une géométrie sans trucages
L’agence affirme ainsi une écriture commune où la modernité entre en correspondance avec le langage classique de l’architecture et où les matériaux jouent une partition soignée, subtile et mélodique: verres teintés, écrans de métal, pare-soleil, accompagnent et modulent une géométrie généralement très franche, tranchée, sans trucages et sans afféterie. Sévère parfois, cartésienne toujours, accueillante pourtant. Si Dominique Perrault souligne la logique de ses plans, il n’ignore pas leur dimension urbaine, le raccordement au terrain ou au quartier… quand il existe. C’est d’autant plus nécessaire à Luxembourg que le site, le plateau du Kirchberg, trente ans après le début de son aménagement, est encore en devenir. De grandes avenues, des édifices isolés, pas de vie urbaine, même si l’horizon proche est adouci par la présence gracieuse de la Philharmonie de Christian de Portzamparc.
Quand on vous dit "c’est un palais de justice", on entend "ce n’est pas une simple cité judiciaire" ni un banal ensemble bureaucratique. Il s’agissait de donner une forme noble à cette juridiction européenne qui reçoit 15 000 visiteurs par an et qui joue un rôle certes peu connu, mais équivalent à la fois au Conseil constitutionnel et au Conseil d’État, si l’on compare avec la France.
Or les citoyens européens n’ont pas de la justice la même image. Ici à Luxembourg, ils trouvent un alliage raisonnable de solennité et de proximité démocratique. "L’architecture ne se fait jamais tout seul, il faut être au moins deux, et le commanditaire joue un rôle essentiel", rappelle Dominique Perrault, rendant hommage à l’engagement - décisif pour un projet de cette ampleur -, la constance et la détermination de son interlocuteur permanent, le greffier de la Cour.
"Quand nous avons été choisis en 1996, nous avons proposé trois options: une tour isolée, un autre bâtiment isolé, ou bien l’anneau qui permettait d’agrandir et d’amplifier le bâtiment historique, celui que la Cour souhaitait conserver. Leur choix a été très net: la Cour a choisi le projet de l’anneau", raconte Dominique Perrault. Les linguistes-juristes sont logés, avec des bureaux en plein ciel, dans les deux tours. Juges et avocats généraux peuvent se retirer dans les espaces privés de l’anneau. L’apparat des délibérations est assuré par le baldaquin bronze et des lustres à l’ancienne orneront les antichambres, comme un hommage décalé aux ornements traditionnels de l’institution, là où les juges revêtent leur robe.
L’Europe grandit et avec elle les institutions qu’elle s’est données. Tant d’exemples chaotiques, à Bruxelles ou ailleurs, dans la manière dont les bureaux s’ajoutent aux bureaux, détruisent la fibre urbaine autour d’eux, incitent à considérer comme exemplaire la manière dont la Cour de justice, à Luxembourg, cherche à créer un espace à l’échelle du site où elle se trouve. Et surtout prend en compte sa propre histoire architecturale en conservant (une fois désamianté) l’édifice originel de Jean-Paul Conzemius, le premier palais, mais aussi les extensions en granit rose qui lui servent de contrefort, construites à partir de 1988 par Bohdan Paczowski et Paul Fritsch, aujourd’hui associés à la transformation réussie.
À l’origine du projet, deux nécessités objectives. Évidemment, l’élargissement de l’Europe. […] Mais aussi l’obligation de désamiantage pour le palais initial […] De 1999, date du choix définitif du projet, à 2008, fin des travaux, on compte quatre années de chantier proprement dit, ce qui, pour un coût de 350 millions d’euros et 120 000 m² au total, semble presque raisonnable.
Pour assurer l’unité de tous ces éléments - le palais, ses contreforts, les tours des traducteurs -, une grande galerie en contrebas, éclairée par un plafond de verre où la charpente de métal noir, posée en quinconce, produit un effet optique qui en anime le parcours, sert de rue intérieure et relie, à l’abri des intempéries, les différents corps de fonctionnaires. Ils ont ainsi accès à la bibliothèque et, chaque jour, au restaurant, ou à divers services communs. L’unité européenne, architecturale et juridique, vécue au quotidien.»