Lien vers l'articleEn plus d’être actif sur plusieurs chantiers suisses, le célèbre architecte français Dominique Perrault inaugure en cette rentrée 2013 une nouvelle chaire d’architecture à l’EPFLDPA, lit-on sur la porte vitrée du bureau tout neuf. Pour Dominique Perrault Architecture. Le célèbre architecte français a désormais pignon sur rue à Genève. Dans une rue ingrate de la périphérie industrielle, à deux pas des dépôts pétroliers de Vernier. Mais justement: c’est du cœur de cette friche qu’il entend piloter la transformation du quartier de l’Etang en «beau morceau de ville».
Pour le créateur de la Bibliothèque nationale de France, la rentrée est très suisse. Tour de l’Esplanade, à Fribourg, nouveau quartier de la gare à Lugano-Muralto, Vulcano à Zurich-Altstetten, il est de tous ces projets. A l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), il n’est pas seulement sur les chantiers. Il inaugure aussi une chaire consacrée à l’architecture souterraine. Un domaine porteur en Suisse, où la surface constructible s’épuise. «Ignoré, voire rejeté, le dessous de nos villes est un trésor vital», résume la présentation de ce nouvel enseignement.
Le Temps: Comment est né votre intérêt pour la construction souterraine et comment avez-vous exploré ce domaine au cours de votre carrière?Dominique Perrault: Avec le recul, je vois un enchaînement de concepts architecturaux sur lesquels j’ai beaucoup travaillé et dont les majeurs ont été réalisés. A la Bibliothèque nationale de France (achevée en 1995), on ne voit que la partie émergée de l’iceberg. Les trois quarts du volume construit sont enterrés et le jardin central se situe 14 m en dessous du niveau de la Seine. Plus radical, le vélodrome et la piscine olympique de Berlin (1999): on ne voit au sol que les toitures, autour desquelles on a planté un verger de pommiers. Plus récemment, l’Université féminine de Séoul (2008) est une vallée creusée dans une colline. C’est toujours un paysage que l’on construit.
– Parler d’architecture souterraine, c’est donc bien se référer à une discipline concrète, pas à une vision utopique?– On pourrait la pousser jusqu’à l’utopie, mais c’est une discipline très pragmatique. Par son dispositif enterré, l’Université EWHA de Séoul permet de réduire de 60% la facture énergétique d’une construction traditionnelle, grâce à l’inertie du sol et à la technologie des puits canadiens, qui permet un chauffage et une climatisation naturels. C’est l’intérêt écologique de ce type de construction. L’autre avantage majeur est de libérer de l’espace en surface pour éviter que le domaine construit ne s’étende à l’infini.
– L’EPFL a aussi développé, avec le géologue Aurèle Parriaux, le concept de «Deep City», pour la maîtrise des espaces souterrains constructibles. Deux volets d’une même discipline?– Tout ceci se complète. Il n’y a guère eu de développement théorique cohérent sur la question du souterrain, mais des approches très fragmentées. Les champs d’application «dessus» et «dessous» sont aujourd’hui séparés, alors qu’ils ne l’étaient pas autant dans la ville du XIXe siècle. Le Paris haussmannien avait développé en harmonie les aménagements en surface et les réseaux en sous-sol. Les villes doivent retrouver cette cohérence. On peut densifier par surélévation, mais aussi par le souterrain. La densification souterraine a l’avantage de ne pas être visible et ne fait pas perdre les espaces de respiration de la ville. Au contraire, elle crée du vide.
– Que mettre dans le sous-sol?– On peut placer au pied des immeubles, dans une profondeur jusqu’à 10 ou 20 mètres, des services complémentaires. Ou alors des lieux de stockage: par exemple pour les colis du commerce électronique, dont l’acheminement nécessite aujourd’hui une noria de camions polluants alors qu’on pourrait les rapprocher des destinataires.
– Vous envisagez aussi des applications dans le logement, comment cela?– Dans le projet de l’Etang, nous développons le tissu sous forme d’îlots, dont le jardin central sera situé un étage plus bas que la rue. C’est déjà du souterrain! Les appartements donneront sur la rue à simple hauteur et sur le cœur de l’îlot à double hauteur, ce qui en fera de très beaux logements. Nous sommes dans la topographie douce, mais ce n’est pas vertigineux, il ne s’agit pas de créer de l’angoisse! A force de tout construire à plat, nous avons perdu la relation physique avec le sol, devenu un élément réservé aux voitures et à la technique. Mais nous venons de la terre et nous ne devons pas en avoir peur. Célébrons nos retrouvailles avec le sol!
– Les villes devraient-elles développer systématiquement un urbanisme souterrain, plutôt que les incursions au coup par coup dans le sous-sol? – Absolument! Cette ville souterraine, on sait la construire à Osaka ou à Montréal, sans doute à cause du froid. Ici, apprenons à transformer les arrêts de métro en lieux urbains. C’est ce que nous réalisons actuellement à la gare de Naples, en faisant pénétrer la lumière naturelle à 40 m de profondeur. Trop souvent, le réseau souterrain s’est développé en autiste…
– Concrètement, qu’allez-vous enseigner à l’EPFL?– Je voudrais permettre aux jeunes architectes d’élargir le champ de leur discipline, d’investir le souterrain comme élément de la vie urbaine, de l’architecture et de la qualité environnementale. Souvent lieu de déni, le sous-sol peut être mis en valeur.
– Avec son extension spectaculaire en surface, l’EPFL n’a pas vraiment donné l’exemple d’une gestion économe du sol. Auriez-vous construit le Learning Center en sous-sol?– Non! Sur un campus, il est bon de créer des liens visibles entre les domaines d’enseignement. D’ailleurs, ce bâtiment joue aussi avec la topographie puisqu’on peut passer dessous. Mais nous travaillerons avec mes étudiants sur des espaces souterrains destinés à des fonctions collectives, au cœur du campus. J’inviterai des ingénieurs civils, des médecins et des biologistes afin d’embrasser globalement la ville souterraine et sa viabilité.
Propos recueillis par Yelmarc Roulet pour Le Temps
23.08.2013